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Le silence des larmes

Lampedusa, 16 octobre 2016.

 

Mille éclats, milliers de reflets scintillants, comme un dernier sourire, celui de ma mère et de mon frère. La mer est calme maintenant, sa colère est passée. Ma petite sœur est depuis silencieuse, comme le flot des vagues venant mourir sur le rivage, le son de sa voix qui semble avoir été englouti avec les corps. La tempête s’en est allée, laissant derrière elle le vide. Les vagues si hautes ont englouties l’embarcation éphémère sur laquelle nous nous trouvions. Je me suis accroché à la vie, luttant pour chaque respiration, soutenant ma petite sœur au milieu des décombres et du tumulte. Comme une promesse faite à ma mère, je ne l’ai jamais lâché, même lorsque j’ai senti mes forces me quitter, je l’ai tenu tout contre moi, sa tête hors de l’eau, accroché à cet étrave de bois, survivance de notre embarcation qui gît maintenant quelques part près des corps de ma mère, de mon frère et de tant d’autres.

 

Je me suis accroché à la vie, jusqu’à ce que la mer nous pousse vers le rivage pour enfin nous libérer des flots torturés qui ne cessaient de grossir. Éreinté, meurtri, nous nous sommes échoués sur le sable blanc. J’ai puisé dans je ne sais quelle force, la rage de nous hisser assez loin sur la plage pour échapper aux mâchoires des vagues qui montaient à l’assaut du rivage. A bout de force, je me suis laissé tomber sur le sable. Je suis resté ainsi de longues minutes, sans bouger, attentif au rythme des respirations de Sarah. Puis, j’ai plongé mes yeux dans les siens, cherchant au plus profond de son regard un chemin pour aller au delà de l’éclat de la peur et ré-ouvrir les routes vers la vie. Elle m’a fixé longuement, puis des larmes se sont échappées de ses grands yeux noirs, la tristesse, la peur, la douleur et l’absence ont trouvés un chemin pour s’évader. Sarah s’est endormie, peut être un peu apaisée.

 

Chaque jour depuis, elle vient là, face à la mer. Ses larmes sont sèches. Comment expliquer à une enfant de 6 ans, que sa mère est pour toujours dans les abimes d’une autre mer devenue cimetière. Comment comprendre lorsque l’on n’a que 6 ans, l’indifférence et l’inhumanité de celles et ceux qui ferment leurs frontières et poussent dans les bras des passeurs, des vies qu’ils leurs est si facile d’oublier. Comment faire revivre dans le cœur et dans les yeux d’une enfant de 6 ans l’espoir, le rire, l’envie de vivre.

 

Dans le silence de ses larmes, s’exprime toute sa souffrance, toute l’horreur du vide et de l’absence, toute la violence de l’indifférence.

Je n’ai pas les mots, aucun peuple ne les a. Aucun peuple n’a dans sa culture, dans ses traditions, dans ses mémoires, les mots pour affronter cela. Il ne me reste que le silence et le souvenir, qui maintiennent une présence invisible.

 

Les images des nuits passées sur cette embarcation ridicule, où nous nous entassions, sont pour toujours gravées dans ma mémoire. Les silences surtout, les regards qui s’évitent tout en se cherchant. La peur et la mort, qui frappent certains d’entre nous, et que les flots emportent accompagnés par des pensées muettes. L’attente aussi, qui rend nerveux, qui construit des barrières invisibles entre nous, sur lequel s’éteint peu à peu le désir d’entraide. Les jours sans fin, les nuits froides ou chacun se serrent l’un contre l’autre, comme pour former une bulle protectrice, d’où s’élève des chants inconnus, racontant une rumeur d’espoir sur l’encre noir de la nuit. Combien sommes nous sur cette épave flottante ? Combien de vies brisées s’agglutinent ainsi, fuyant la violence, la mort, la faim, que sais-je encore, sans véritables promesses de lendemains. Les heures qui précédèrent le naufrage, sont comme un tableau que je regarde. Une fenêtre ouverte par laquelle je peux, lorsque l’absence est trop dure, revenir un instant en arrière.

 

Nous dérivons depuis plusieurs jours. Le ciel bleu nous réconforte. La mer est calme et la douceur de l’air nous permet de nous réchauffer après le froid de la nuit. Quelques uns chantent dans des langues qui sans se connaître se répondent et s’entremêlent. D’autres, les plus nombreux gardent le silence. Les enfants s’accrochent aux bras de leurs mères, les vieillards attentes patiemment. Leurs vies sont derrière eux, ce voyage est leur dernier voyage, la terre qu’ils ont quittés, leurs terres, ils n’y reviendront jamais.

 

Ma mère tient mon petit frère tout contre elle. Il n’a que 4 ans. Dans son regard d’enfant, se lit le désespoir et la peur. Depuis qu’il est né il n’a connu que la guerre, les bombardements et l’horreur. De son enfance volée, de nos vies sacrifiées, de notre pays détruit, il ne nous reste que les routes de l’errance.

 

Notre embarcation glisse presque silencieuse sur l’immensité bleue sombre de la méditerranée. Le ciel est inchangé depuis plusieurs jours. Le moteur a cessé de fonctionner et nous dérivons vers l’inconnu. Quatre jours déjà que nous dérivons sans que notre chemin ne croise un bateau. Les passeurs sont inquiets, nous le voyons sur leurs visages. Que craignent ils ?  De croiser un navire, d’être vus par un avion de reconnaissance, que nous soyons perdu sur cette immensité bleue sans autre issue que la faim et la mort?

 

La journée s’étire, sans fin, le soleil frappe les corps à demi dénudés. Les corps sont marqués par la fatigue. Un vieil homme gît. Sa vie s'en est allée, lassée d’attendre. Les eaux l’emportent et le recouvrent comme un linceul. Les plus âgés se regardent, qui sera le prochain? Leurs mains semblent raconter une histoire, les doigts rythment une mélodie oubliée sur une partition faite d’air, qu’une brise légère emporte inlassablement. La nuit approche doucement, comme pour ne pas déranger. Le noir enveloppe notre embarcation. Nous semblons flotter dans le vide. Le sommeil gagne chacun de nous. Dormir est encore ce qu’il y a de mieux à faire. La nuit s’écoule lentement. Son rideau noir est impénétrable, il étouffe les sons et libère l’imaginaire.

 

Le temps passe, les étoiles dansent dans le ciel. Elles semblent encore plus lointaines. Une lueur au loin enflamme l’horizon. Ma petite sœur chante, je suis seul à l’entendre. Depuis ce matin, elle reste serrée contre moi, ses bras autour de mon cou. La mer est calme et la douceur de l’air est surprenante. C’est la première nuit où nous n’avons pas eu froid. Peut être nous rapprochons nous des côtes de l’Europe.

 

Certain d’entre nous observent l’horizon en quête d’un rivage, d’une ile, d’une terre. Certain dorment toujours, les plus jeunes surtout. D’autres, le plus grand nombre attend, le regard perdu dans des souvenirs. Les prières des uns rejoignent les silences des autres. Chacun à sa façon se raccroche à ses rêves, à ses espoirs. Un léger vent se lève, telle une douce brise qui frôle les visages.

 

Devant nous toujours cet infini, lignes qui se perdent et se rejoignent entre le bleu du ciel et celui sombre de la mer. Les premiers nuages apparaissent peu à peu, tel une immense colonne qui gonfle sur le lointain. Les corps se tendent, les regards s’interrogent, le silence étouffe les murmures.

 

Une rafale de vent aussi soudaine qu’éphémère, surprend tout le monde. Puis tout redevient calme. Juste quelques instants, puis de nouveau un léger vent s’élève, présent de plus en plus longtemps. Les flots calmes s’éveillent. Le roulis des premières vagues fait danser notre embarcation. La peur de nouveau s’immisce en chacun de nous et s’exprime par un silence pesant. La brise devient souffle. Le ciel si bleu depuis quelques jours se rempli de nuages. La tempête approche, chacun de nous en est conscient. Ma mère prend mon petit frère tout contre elle et fixe son regard dans le mien. Elle n’a pas besoin de parler, je connais les mots qu’elle ne dit pas. A mon tour j’enlace ma petite sœur. Ma mère me sourit, elle est si calme.

 

Des hommes se mettent à prier, leurs voix s’élèvent, comme un appel, un espoir pour se raccrocher à l’illusion. 

 

Notre barque n’est même pas un refuge. Si frêle dans ce désert liquide. Elle danse sur l’eau, lorsque les vagues toujours plus grosses, commencent à submerger celle-ci, en brisant certaines parties, engloutissant inexorablement les restes de ce qui ne fût probablement jamais vraiment un bateau. Ces images me hantent encore aujourd’hui. Je revois Sarah, paralysée par la terreur, ma mère, un sourire sur les lèvres, tenant tout contre elle mon frère, fixant l’immensité et le néant. Je revois l’embarcation sombrer, entrainant avec elle jeunes et vieux, femmes et enfants, les cris, les appels, les mains qui s’agitent et s’évanouissent dans l’écume,  puis le silence, lorsque disparaissent les derniers visages, lorsque les flots avalent les derniers mots. Je revois ma mère, prisonnière de ce cercueil flottant, me souriant et sans que pourtant nous n’échangeâmes de paroles, m’implorant de veiller sur ma petite sœur. Chaque jour qui passe, ne parvient pas à effacer son visage, ni la douceur de son regard que même la mort n’aura pu lui retirer.

 

Nous sommes seuls, Sarah et moi. Le rêve s’est brisé sur les rivages d’un continent prison. Prisonnier de son passé, prisonnier de ses peurs, de ses fantasmes, de ses croyances. Un continent sans mémoire, où tant de vies viennent s’échouer.

 

J’ai pleuré, oui j’ai pleuré en échouant sur le sable, remercié la vie et la mer de nous avoir déposé là. J’ai pleuré la mort de ma mère et de mon frère, hurlé mon désespoir à la face de la vie, frappé le sol de cette terre nouvelle, pour crier ma colère et mon impuissance. J’ai pleuré, jusqu’à ne plus avoir de larmes.

 

Puis le jour s’est levé sur mes yeux fatigués, épuisés, vidés, je n’avais même plus de force pour la colère. Nous étions vivant Sarah et moi, seul, devant un avenir qui prenait naissance dans la souffrance, la mort et l’angoisse de n’avoir de futurs.

Nous étions là, nos corps meurtris, nos vêtements déchirés, tel des épaves rejetés par les flots sur des rivages sans noms. Mais nous étions vivants.

 

Je ne sais d’où provient cette force qui te fait te lever dans les pires moments, lorsque tout devrait te pousser à abandonner. Cette force, qui te raccroche à la vie, plus forte encore que l’épreuve est cruelle. Je tenais toujours Sarah tout contre moi lorsque le soleil pointait sur l’immensité bleue de la mer, je ne pouvais la lâcher. Dans son silence elle maintenait ses petites mains autour de mon cou sa tête posée sur mon épaule, ses longs cheveux mouillés mêlés aux miens.

 

Nous étions dans une solitude si profonde que je n’ai pas tout de suite entendu la voix ni senti la chaleur de la main posée sur mon bras. Une voix douce, sortie de nul part, affectueuse, accueillante. J’ai cru que c’était ma mère qui me parlait, et j’ai pleuré, pleuré sans parvenir à m’arrêter, moi qui croyait avoir asséché toutes les larmes de mon corps. Sarah n’a pas bougé, elle a resserré son étreinte, pour ne pas être séparée de moi. Mes bras comme en réponse se sont enlacés plus encore autour de son corps.

Je ne comprenais pas les mots prononcés, je ressentais juste la douceur de chacun d’eux. Je me suis laisser porter par le son de cette voix et sans lâcher mon étreinte, me suis levé, choisissant la vie et l’espoir à la mort et l’oubli. Je me suis tourné face à la mer, comme pour dire un dernier adieu. Pendant un instant qui me paru sans fin, je ne pu que rester immobile, mes yeux comme agrippés aux vagues encore nombreuses. Je ne parvenais plus à bouger, j’étais plongé dans un vide sans fin, emporté par des souvenirs douloureux et une détresse infinie. Il me fallait affronter le vide, trouver un chemin pour ne pas glisser vers l’absence. Sarah a t-elle compris ou ressenti le vide vers lequel je commençais à glisser, percevait elle mon impuissance, lorsqu’elle a déposé sur ma joue un doux et long baiser, telle une main tendue à laquelle je me suis raccroché. J’ai renoué avec la réalité et quitté le monde de l’absence.

Nous avons longé la plage de sable blanc face au soleil levant et à la mer miroir. Nous avons marché, vers cet inconnu qui devenait notre destin. C’est alors, qu’avançant machinalement, sans autre but que d’accompagner cette vielle femme qui dans les rides d’un visage sans âge, me souriait et m’invitait par des gestes simples à la suivre, que le froid est venu mordre mon corps à moitié dénudé. Le petit chemin qui serpentait le long du rivage montant doucement vers un village blotti face à la mer, donnait prise à une brise fraiche venue des terres plus lointaines. J’ai serré plus encore Sarah, cherchant à la protéger le plus possible avec mes bras. Sans doute mon geste a t-il été perçu par cette vieille femme, qui sans cesser de marcher d’un pas lent, s’est séparée de son châle est nous a entouré avec, dans un geste qui porte en lui toute la force et la beauté de l’humanité.  Un geste qui ouvre à la vie, qui accueil, qui à lui seul efface un instant la laideur de ce monde, de cette Europe forteresse, de ses sociétés riches et puissantes qui tremblent devant la venue de quelques femmes, enfants, hommes et vieillards, ne demandant que le droit de vivre.

 

Je ne me souviens plus très bien des heures qui suivirent notre arrivée dans cette petite maison donnant sur la mer et l’infini horizon. Je me revois tenant Sarah toujours contre moi, ses bras accrochés si fort à mon cou que je pouvais ressentir la peur qui devait l’envahir. Je revois aussi le regard empli de douceur et de tendresse de cette vieille femme, qui sans un mot, nous guida jusqu’à une chambre, déposa sur le lit des vêtements simples et chauds, et, laissant la porte entre ouverte, regagna la cuisine où elle s’activa autour du foyer d’où émanait une douce chaleur.

 

Est-ce la chaleur de la pièce, le calme qui y régnait, ou simplement l’épuisement, qui fit plonger si rapidement dans le sommeil ma petite sœur, je ne le saurai jamais. Je revois son corps, apaisé, ayant enfin dans le sommeil trouvé la paix. Quant à moi, j’ai du résister quelques temps avant de sombrer à mon tour dans le sommeil, aussi ne me reste t-il que de vagues souvenirs. Je suis resté ainsi, plusieurs heures, endormi profondément. Lorsque je me suis réveillé, il faisait nuit, la porte de la chambre était toujours entrebâillée et je voyais danser les ombres des flammes sur le mur. Sarah dormait paisiblement, les horreurs de la nuit précédente s’étant un instant évanouies. Je suis resté longtemps, mes yeux posés sur elle, souhaitant trouver la force pour l’aider à traverser cette épreuve.

 

J’entendais s’activer notre hôte dans la cuisine, les odeurs et parfums me rappelant des jours meilleurs, où ma mère nous préparait de délicieux mets. Je me suis rendormi.

 

Le soleil traversant la petite fenêtre de la chambre m’a lentement tiré d’un rêve douloureux. Je ne voulais pas bouger, par peur de réveiller Sarah, je sentais son petit corps contre le mien, elle dormait profondément, son souffle régulier, venait caresser mon épaule. Ma petite Sarah, ses longs cheveux noirs sur son doux visage cuivré, la finesse des traits de son visage, elle m’apparaissait encore plus belle.

 

Très délicatement, je me suis glissé hors du lit et j’ai rejoins la cuisine. Les ombres dansaient encore, mais la vieille femme était absente. Assis devant l’âtre, un homme sans âge fumait une pipe fixant un point imaginaire. Devinant ma présence, il se leva et m’invita d’un geste simple à m’asseoir à la table. Puis il m’apporta un bol de soupe chaude avec du pain et du fromage, des olives et du lait de chèvre.  Il ne dit pas un mot, il reprit place devant la cheminée et m’observa un instant avec bienveillance, puis repris sa contemplations des flammes. Je pris beaucoup de plaisir à prendre ce repas, je sentais dans chaque bouchés couler en moi un souffle de vie. La soupe de poisson était délicieuse et parfumée, le pain encore chaud, renforçait le goût du fromage. Lentement je reprenais gout à la vie.

 

Je terminais mon bol de soupe lorsque Sarah, tremblante vint se blottir contre moi. Le vieil homme se tourna lentement, son visage s’illumina à la vue de celle-ci. Son sourire, s’il marquait davantage ses rides, portait une paix profonde et un amour infini. Sarah toujours silencieuse, se réfugia contre moi, son regard fixé sur ce vieil homme. La peur s’était évanouie. S’il elle n’était pas encore prête à sourire, celui-ci, par ce simple regard empli de douceur et de tendresse, faisait s’éloigner l’angoisse.

 

Dehors le ciel bleu pâle, se mêlait aux eaux sombres de la méditerranée. Le petit village suivait le cours inexorable de sa vie, rythmé par la mer. Les hommes jeunes partaient pêcher, les plus vieux réparaient des filets et effectuaient de petits travaux. Les femmes faisaient vivre la vie, sans elles, rien ne serait possible dans ce bout du monde.

 

De la disparition de notre embarcation il ne restait aucune trace, si ce n’est quelques débris déposés sur la plage par les vagues et l’écume. L’oubli n’en serait que plus facile pour les peuples d’Europe. Aucune plaque, aucune stèle ne viendrait jamais marquer l’emplacement du naufrage, d’aucun naufrage. Seul la mémoire de ces femmes et de ses hommes tendant la main aux survivants, resterait et se transmettrait, dans les gestes, les regards, dans les silences. Ils resteront à jamais témoins muets des tragédies qui se jouent en mer, gardien d’une mémoire que les européens s’efforceront d’effacer.

 

Nous sommes restés plusieurs jours, sans échanger vraiment de phrases, chacun attentif à l’autre, mais incapable de percer le secret des mots. Sarah chaque jour, passait de longues heures au bord du rivage, écoutant la mer, comme si dans le chant des vagues, elle pouvait entendre la voix de notre mère. Pourtant, je sentais renaitre en elle cette petite flamme, ce désir de vie. Dans ses yeux noirs et profonds l’étincelle s’illuminait un peu plus chaque jour. Quant à moi, je faisais de mon mieux du haut de mes 15 ans pour aider au village. Personne ne me demandait rien, mais je me sentais ainsi revivre.

 

Les jours se sont écoulés lentement. D’autres naufrages ont emporté dans les abîmes des enfants, des femmes, des hommes, cherchant une terre hospitalière. Les portes de l’Europe sont restés là encore closes. De toutes ces tragédies, combien sont restées inconnues et silencieuses ? Combien de vies effacées, gommées, englouties dans les profondeurs de la mer ? Parfois les vagues déposaient sur le sable de la plage, quelques objets, mémoire rescapée, comme pour rappeler les vies sacrifiées.

 

Un matin, un hommes et deux femmes sont arrivés au village. Ils venaient nous chercher Sarah et moi. Nous étions tous les deux sur la plage, Sarah restait silencieuse, comme si parler de nouveau était si douloureux,  seul le silence pouvait tenir éloigné les souvenirs. Une des deux femmes était syrienne, comme nous, c’est elle qui vint jusqu’à nous. Aux quelques mots qu’elle prononça, je répondis par un flot de parole ininterrompu, comme s’il me fallait vider le trop plein de silence qui m’habitait depuis notre arrivée sur l’ile.

 

Sarah me pris la main et se blottit contre moi, fixant de ses grands yeux noirs cette femme jeune qui accroupie sur le sable nous parlait dans notre langue. Nous sommes retournés jusqu’à la petite maison en face de la mer. Les deux vieux se tenaient par la main, un sourire sur les lèvres mais la tristesse dans les yeux.  Nous allions partir, un peu de notre vie s’était mêlée à la leur, nos vies avaient construit des liens au delà des mots. Debout devant la petite porte d’entrée, ils sont restés longtemps à nous regarder nous éloigner. Sans un geste mais avec toujours ce regard empli de douceur et d’amour qui ne les quittait jamais.

 

Ainsi avons nous laissé derrière nous celles et ceux qui nous avaient accueilli et protégé, pour poursuivre notre errance. Nous avons été conduit dans un camp fait de toiles. Là, nous sommes restés plusieurs années. Il y avait de nombreuses nationalités, ombres humaines, rescapées d’autres naufrages. Le temps s’est écoulé aussi lentement que passe le sable dans le sablier. Plusieurs fois accompagné de Sarah, j’ai raconté notre histoire à des inconnus. Leurs visages immobiles et froids, leurs questions maintes fois répétés, leur insistance à me faire redire toujours les mêmes choses, leurs doutes et suspicions sur la véracité de notre histoire, m’ont profondément blessé et humilié. Je retournais dans notre abri de toile, tenant Sarah par la main. Que fallait- il que nous traversions encore pour avoir le droit de vivre sur cette terre?

  2018©Guy Demonteil

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