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Pêcheur d'anguilles

La marée poursuit sa course incessante vers l’océan, le temps est frais en cette matinée d’automne. Au loin, sur les contreforts laurentiens, massif montagneux situé au Nord Est de la ville de Québec, les cimes s’étirent lentement vers le ciel et les contours se dessinent dans la brume qui s’élève du fleuve. Peu à peu émergent des eaux une multitude d’îles et d’îlots, comme libérés de leur étreinte liquide le temps d’être un court instant, maître absolu de leur univers fluvial et reprendre un peu l’espace cédé au fleuve. C’est comme un jeu sans fin, dans lesquelles ces terres tour à tour, apparaissent et disparaissent, se révèlent ou se dissimulent. Des oiseaux jouent avec la marée, hérons cendrés, canards, mouettes et goélands, dansent un ballet fait de pas, de nages et de vols, dans un rythme presque parfait, dont, si l’on reste silencieux assez longtemps, on peut en entendre la mélodie. Au loin passent, dans un vol désordonné des canards, en route pour leur longue migration vers des contrées plus douces. Plus tard dans le ciel se dessineront des silhouettes ailées, dans un vol triangulaire parfait. Bernaches du Canada et oies blanches sauvages entreprendront début octobre leur migration vers les états du sud des USA avant le retour des grands froids qui suivent l’automne.

 

C’est l’époque, où les anguilles redescendent le Saint-Laurent en provenance des grands lacs : Ontario, Champlain ou Erie, et de certaines rivières situées en amont du fleuve. Elles entament ce long voyage pour les zones de fraie, établies entre les petites Antilles et le triangle des Bermudes, dans la mer des Sargasses, à l’est des côtes de la Floride. Cette mer, grande comme trois fois la France, accueille sur son front Ouest l’anguille d’Amérique, et sur son front Est l’anguille d’Europe.

Dans ces eaux chaudes, du nom des algues la recouvrant, telle une immense prairie aquatique, les anguilles viennent pondre individuellement entre 10 et 15 millions d’œufs que les mâles couvrent de leurs semences. Ces œufs que l’on nomme Ovocytes, « œufs non fécondés », sont déposés à une profondeur qui reste à ce jour incertaine, entre 300 et 1000 mètres, dans une eau variant de 15 à 16 degrés. L’anguille est un poisson d’origine tropicale.

Devenues larves au bout de 12 jours, elles portent le nom de Leptocéphale, «à tête mince». Elles ressemblent à des feuilles de saules transparentes. Leur nourriture est constituée de plancton dont une partie est issu de la décomposition des corps des anguilles mâles et femelles venus pondre, et qui dans un dernier sacrifice, assurent la survie de leur espèce.

De cet état larvaire, ces minuscules “anguilles” possèdent déjà une bouche fendue et des dents aiguës.

Nées entre janvier et avril, les larves mesurent environ 4 à 6 mm, et sont  dispersées aux fils des courants liés au Gulf Stream. A l’approche du talus continental, leur taille est d’environ 69 mm, elles vont passer du stade leptocéphale à celui de civelle. Elles peuvent alors nager et se déplacer seule sans l’aide des courants et regagner ainsi les rivières ou les lacs. A partir de ce moment elles vont croître en longueur et en poids progressivement, et y poursuivre leurs vies pendant près de 15 à 20 ans.

Cette migration entre la mer des Sargasses et les lieux de vie en eau douce peut durer de un à sept ans, en fonction de leur provenance.

Les anguilles sont la proie de divers prédateurs. Quand elles rejoignent les eaux douces ce sont les hérons et les cormorans, mais surtout les anguilles elles même qui pratiquent le cannibalisme. Lorsqu’elles regagnent leurs zones de fraies ce sont les bélugas et les phoques. L’homme lui, intervient dans la prédation en les pêchant à tous les stades de leur maturation dès qu’elles deviennent civelles.

 

On dénombre dix-sept espèces d’anguilles, réparties entre l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

L’anguille d’Amérique comme toutes les anguilles, a le corps serpentiforme mais elle ne possède pas de nageoire ventrale, ses nageoires dorsales causales et anales sont unies et forment une *natatoire continue sur le dos et le ventre. Elles sont dépourvues de rayons épineux.

Sa tête est pointue, ses mâchoires inégales, avec celle, inférieures dépassant le museau. Sa bouche est garnie de petites dents puissantes. La première narine en forme de tube est située vers l’avant du museau. Pourvues de petits yeux, son corps est recouvert de très petites écailles positionnées irrégulièrement sur la peau, et dissimulées sous une épaisse couche de mucus. Les jeunes anguilles sont de couleurs jaunâtres ou brun olive, avec le dos foncé. Quant à celles adultes, elles ont des reflets métalliques argentés, le dos noir et le ventre blanc. Cette anguille nommée pour ses reflets « anguille argentée », a une saveur très spéciale, fort appréciée chez les Européens. Cependant, elles peuvent aussi avoir des couleurs brunes-olives au-dessous du ventre, et un dessus plutôt brun, dû au contact plus ou moins long avec l’eau salée. Quant à l’anguille d’Europe se reproduisant sur la zone Est de la mer des Sargasses, seul un nombre de vertèbres plus importantes la différencie de celle d’Amérique. Les courants marins de la mer des Sargasses et de l’océan atlantique, étant les principaux vecteurs de déplacement des civelles, il est extrêmement difficile de formuler des hypothèses pertinentes quant à leur destination finale. On sait seulement que les anguilles nées à l’ouest de la mer des Sargasses retournent toutes vers l’Amérique du nord et celles nées à l’est vers l’Europe. Chaque année par millions des petites anguilles sillonnent les océans pour regagner les eaux douces dans lesquelles durant près de 20 ans elles ne vont cesser de grandir et de grossir, en vue de leur dernière migration pour pondre. Leur adaptation au changement d’eau, (elles passent de l’eau douce à l’eau salée) va s’échelonner sur les 800 kms qui séparent le lac Ontario de Kamouraska, où les eaux du Saint-Laurent deviennent salées, cela à raison de 5 kms par jour. Le trajet total va durer plusieurs mois de juillet à avril au maximum la distance total à parcourir étant de 4300 km. C’est sur le chemin qui les mène vers la mer des Sargasses, que se tendent les filets de pêche entre septembre et octobre sur le Saint-Laurent.

  

Septembre, c’est l’époque où Guy Dionne pêcheur d’anguilles et Marie-José Paré sa compagne finissent les derniers préparatifs, renforçant les filets, stabilisant les trappes, ces casiers de bois formant des boîtes aux côtés fermés par des filets tendus ou plus récemment par des grillages métalliques. Une ouverture coulissante en forme de trappe située sur le dessus ou sur le devant des boîtes permet de récupérer les anguilles prisent au piège.

Il faut remonter au 17 ème siècle, pour trouver des traces de pêche à l’anguille dans cette partie du Québec, sur les rives du Saint-Laurent, à Saint-Denis de la Bouteillerie, ou les premiers habitants se sont installés vers 1672. Située sur la rive sud du Saint-Laurent, à 200 km à l’Est de la ville de Québec, Saint -Denis de la Bouteillerie est un village vivant au rythme incessant des marées, qui, deux fois par jour viennent bercer son rivage de leur douceur et de leur fraîcheur. Ce site est classé parmi les plus beaux lieux pour l’observation des couchers de soleil, qui presque chaque soir enflamment les rives du fleuve.

 

    

C’est en prenant conscience que l’anguille pouvait être un complément alimentaire important, que les premiers arrivants, envoyés par Louis XIV peupler la « Nouvelle France », se mirent en quête de moyens pour pêcher celle-ci.

Ils ont observé puis imité les amérindiens qui construisaient dans le fleuve des endiguements faits de pierres et de bois dans lesquels les anguilles venaient buter. Les autochtones pratiquaient cette pêche jusque fin octobre puis s’enfonçaient dans les terres vers les lacs et les zones boisées, plus à l’abri du froid.

 

Puis les techniques se développèrent et ainsi les premières pêches avançant dans le fleuve virent le jour. Il s’agissait de perches plantées dans le sol espacées d’environ 0,80 mètres, entre lesquelles étaient glissés des branches et des branchages constituant un mur presque infranchissable, où les anguilles venaient buter. Des caisses en bois, précédées de guide de forme pyramidale, étaient disposées au bout de chaque ligne de bois, afin de récupérer les anguilles qui longeaient les murs de branches. Puis vint le temps des filets, dès lors la technique prenait le dessus sur l’artisanat. Pour pouvoir attraper l’anguille lorsque celle ci descend le fleuve, des pêches sont placées dans des zones favorables à leur capture.

Ces pêches sont constituées de perches de bois, d’environ 6 à 7 mètres de hauteur, et espacées de 2 à 2,50 mètres. Les perches sont disposées dans le fleuve de façon à former une ossature en forme de L. Elles sont reliées entre elles par des câbles et maintenues fermement au sol par des systèmes de hauban. Puis sont installés les filets, au bout desquels se trouvent des entonnoirs constitués de 4 piquets et d’un filet raccordé à une boite de bois, réceptacle pour stocker les anguilles en attente d’être cueillies. Les casiers ou trappes, destinés à récupérer les anguilles sont disposés tous les 150 mètres. Une pêche constituée de 6 trappes a donc six zones de filets tendus, six entonnoirs et une longueur totale d’environ 1200 mètres. Cette disposition permet de guider les anguilles vers les casiers, sans leur laisser d’autre choix de direction. Une fois dans les trappes, elles ne peuvent revenir en arrière.

Depuis quelques années, les pêches se sont encore modernisées. Ont utilise le plus souvent possible des pêches dites flottantes. Les systèmes restent identiques, mais à la place des perches et des câbles, les filets sont liés à des flotteurs qui montent et descendent au fil des marées. Les avantages de cette nouvelle technique sont nombreux, et représentent surtout un gain de temps dans l’installation et la désinstallation des pêches. Si l’anguille est un poisson pêché depuis près de quatre siècles par les premiers européens arrivés au Canada, on ne s’intéresse scientifiquement à cette espèce que depuis une quinzaine d’années. Les études menées montrent, que l’aire de répartition de l’anguille d’Amérique, s’étend du golfe du Mexique en remontant sur la côte-Est des USA, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, jusqu’au grands lacs du Québec et de l’Ontario. Au fil des observations et des captures, les biologistes se sont rendus compte que les mâles sont présent dans les zones sud, soit entre le golfe du Mexique, la Floride, la Géorgie, et, la Caroline du sud. Les femelles quant à elles, sont présentes dans les grands lacs Canadiens, les affluents du Saint-Laurent, le Nouveau-Brunswick, et la Nouvelle-Écosse. Les raisons de cette répartition très marquée, restent à se jour de l’ordre de l’hypothèse. Les anguilles migrant vers le nord rencontrent des eaux plus froides ce qui favoriserait la mutation féminine, alors que les eaux plus chaudes du sud des USA favoriseraient la mutation masculine.

Les biologistes semblent attacher énormément d’importance à cette spécificité de l’espèce, car la survie de celle-ci, repose en grande partie sur les femelles, qui pondent jusqu’à 15 millions d’œufs chacune, alors qu’il suffit d’un seul mâle pour féconder plusieurs pontes. Hors, si les anguilles femelles ne peuvent plus gagner les grands lacs ou ne réussissent plus à rejoindre les zones de fraies, c’est l’espèce toute entière qui est menacée. A ce jour, toutes les études montrent une diminution importante de l’anguille dans les eaux du Saint-Laurent. Pour trouver la cause principale de ce déclin de l’espèce, il faut remonter en amont sur le fleuve, entre les grands lacs et la ville de Montréal, où des barrages hydroélectriques empêchent la remontée et la descente des anguilles en les tuant dans les turbines. Construits dans les années 70 et 80, ces infrastructures ont considérablement modifié le milieu naturel, et bien souvent entraîné des dysfonctionnements voire des ruptures dans les chaînes écologiques. La compagnie qui exploite ces barrages a commandée une enquête afin de déterminer les causes exactes de cette diminution, mais aussi afin de répondre aux questionnements des pêcheurs et les biologistes, qui très rapidement, ont mis en évidence les incohérences et les impacts négatifs de ces édifices. Après environ dix ans d’enquête et d’études, il semble acquis pour tous que les barrages soient responsables de cette diminution importante de l’anguille. On parle d’une baisse de 50 % des effectifs. Si l’on ajoute le réchauffement climatique entraînant une modification des courants marins et la pollution des eaux par les activités industrielles et agricoles, les risques de disparition de l’espèce s’en trouvent augmentés. Créée en 1971, l’association des pécheurs d’anguilles et poissons d’eau douce du Québec a pour objectifs la défense des pêcheurs, la reconnaissance de leur activité, l’entraide, et se veut force de proposition dans la médiation. Elle travaille depuis sa création avec les gouvernements fédéraux et provinciaux, les industriels et les structures scientifiques liées au monde des rivières et du fleuve.

Actuellement, cette association située à Rivière Ouelle petite commune à l’ouest de Saint- Denis  propose la capture de millions de civelles, afin de les déposer dans le lac Champlain au Québec. Ces anguilles échapperaient aux gros prédateurs qu’elles croisent sur leur route migratoire, et viendraient repeupler ce lac, puis le Saint-Laurent. En effet la rivière qui relie le lac au fleuve n’est coupée par aucun barrage hydroélectrique. La pêche prélève environ 20 % des anguilles descendant le fleuve St Laurent. L’espèce n’est donc nullement mise en péril par cette activité encore artisanale. Cependant le nombre de prise a considérablement diminué en vingt ans. Obstruction des cours d’eau, baisse des effectifs, propositions de nouveaux barrages, moratoire sur la pêche à l’anguille, Georges-Henri Lizotte, président de l’association des pêcheurs d’anguilles et poissons d’eau douce du Québec, connaît bien ces sujets. Passionné, cet homme de caractère valorise la médiation et la communication en continuant à se battre pour donner un avenir aux pêcheurs d’anguilles et apporter des solutions pour sauver et pérenniser l’espèce. Par ailleurs elle prône l’implication des pêcheurs dans tout nouveau projet de barrage ou d’aménagement des lacs et cours d’eau. Bien d’autres propositions ont été faites et mises en application par les pêcheurs, comme la diminution de la longueur des pêches, le non-remplacement des pêcheurs partant à la retraite, l’agrandissement des mailles des filets de pêches. L’association demande à ce que la pêche des civelles, destinée au marché de la restauration française, soit limitée et qu’une partie des captures servent à repeupler les grands lacs.

 

Guy Dionne est favorable à la protection de l’environnement et des espèces, il comprend et accepte les décisions qui vont dans ce sens, et reconnaît l’impact de l’homme sur la nature. Très impliqué, il espère qu’un jour proche les propositions présentées par l’association soient enfin misent en application. Le souvenir est toujours très présent de ces années (1970 à 1990) où l’on vivait de sa pêche. Ces années où l’on faisait appel aux amis pour venir aider à rapporter sur la berge les kgs d’anguilles lorsque l’on se trouvait en difficulté avec une marée montant rapidement. Ces années où être pêcheur d’anguilles permettait de faire vivre sa famille et celles de ceux que l’on employait pour ramasser les pêches fructueuses. Ces années où l’on rapportait en moyenne entre 20 000 et 40 000 livres d’anguilles en une saison. Aujourd’hui nombreux sont ceux qui ne pratiquent plus la pêche, les conditions de vie étant devenues trop difficiles. En effet, les meilleures pêches ne permettent que très rarement de prendre plus de 8 000 livres en une saison.

Ce regard sur un passé proche, Madame Gertrude Madore du centre d’interprétation de l’anguille, situé à Kamouraska à huit km de Saint- Denis le porte aussi. Cette femme, qui fut la première femme à obtenir un permis de pêche dans un monde exclusivement masculin se rappelle sans difficulté l’époque où l’on pouvait vivre facilement de la pêche sans risque d’épuiser la ressource, et sans crainte pour l’avenir. Aussi des aménagements ont été réalisés dans certains barrages par la compagnie exploitante, mais ils restent occasionnels, les investissements allant dans ce sens n’étant pas une priorité pour celle-ci. Les pêcheurs se sentent bien seuls et isolés, le gouvernement du Québec comme celui du Canada, ne les soutient pas. Ils ne représentent pas un groupe économique important et, en n’agissant pas, d’ici quelques années la pêche à l’anguille aura en grande partie disparue. Quelques centaines de pêcheurs représentent si peu face à la puissance économique d’un groupe industriel pour qui les profits semblent plus importants que la survie économique d’une partie de la population. La sauvegarde d’une pratique culturelle et d’une économie pastorale plusieurs fois centenaire n’est pas non plus une priorité pour eux.

Mémoire du fleuve pour les biologistes, la pêche à l’anguille semble s’éteindre dans un cri silencieux. Avec elle, la mémoire de toute une région s’efface un peu plus, telle une page supplémentaire dans le grand livre de l’oubli. Pour les pêcheurs, les conditions de travail n’ont pas changé, les charges se sont alourdies, le coût de la vie a augmenté, et la pêche est chaque année de plus en plus aléatoire. Déjà plongés dans le clan des « working-poor » ils semblent destinés à venir grossir celui des chômeurs et autres assistés socio-économiques. Travailleurs émérites, ils sont sacrifiés sur l’autel du profit. Georges-Henri Lizotte constate sans rancœur, mais avec nostalgie, la forte diminution de l’anguille dans le Saint -Laurent depuis vingt ans. Dans son petit musée face à la grève, autrefois haut lieu de pêche au béluga, il explique avec patience et passion, l’histoire de cette fabuleuse aventure, et essaye d’en préserver son devenir.  Une chose est certaine, sans concertation et volonté impliquant l’ensemble des acteurs liés à la pêche à l’anguille, rien ne pourra aboutir de vraiment efficace et applicable. Pour lui l’avenir ne se construira pas avec des silences, ou au travers d’actions ponctuelles.

Guy Dionne reste très réaliste par rapport à cette situation. Il continuera jusqu’au bout, comme pour mieux affronter le destin, mais surtout pour que vive cette activité et que d’autres après lui puissent continuer. Comme chaque automne, les pêcheurs d’anguilles encore actifs sont présents, conscients de l’incertitude grandissante de chaque nouvelle saison qui pourtant ne parvient pas à décourager les plus passionnés d’entre eux. Comme son père, Guy Dionne poursuit cette activité qui porte en elle la mémoire, les rêves et les espoirs, lien invisible entre le fleuve et les gens d’ici. En cette journée d’automne, sur le bord du Saint-Laurent, il observe le retrait de l’eau et se  prépare à accéder à ses trappes dans ce court laps de temps que lui accorde la marée. En effet, parmi ses trois lieux de pêches (Saint-Denis, Kamouraska, et Saint-André), celle de saint Denis, lui impose un rythme diffèrent. Installée dans une partie du fleuve où l’eau ne se retire jamais totalement, il dispose en ce mois de septembre, de trois ou quatre jours, pour accéder presque au sec, à ses filets et ses trappes. Depuis la grève avec son vieux tracteur il pourra effectuer les dernières réparations et retouches.

Par la suite, en octobre et novembre, sur une petite embarcation il accédera à sa pêche, pour la prélever et intervenir sur les filets si ceux-ci sont endommagés par des branches ou tous autres objets dérivant sur le fleuve. C’est un peu comme une course contre la marée, cinq ou six coffres sont disposés en ligne. Il faut aller vite, le répit est de courte durée, et l’eau est froide environ 4 à 6 degrés. Parfois,  il lui arrive de finir avec de l’eau jusqu’au ventre. Le travail dans ces conditions est difficile, d’autant que les courants sont omniprésents et viennent s’ajouter à la température froide, du fleuve et de l’extérieur. Mais son sérieux et ses astuces issues de nombreuses années de réflexion et d’observation dont il garde jalousement le secret, lui permettent d’avoir des pêches en bon état, bien suivies et fiables. En ce début octobre, la saison de la pêche commence, l’été indien donne le départ. La lune décroît, le froid se glisse doucement et envahit l’univers du fleuve.

Avec lui viennent les vents forts du Nord-Est, si favorable à la pêche, car ils poussent les anguilles vers la grève, où sont tendus les filets. Ainsi renaît l’espoir toujours ancré que cette saison soit meilleure que celles des années passées et que le travail accomplit chaque jour soit récompensé. Quatre semaines bien remplies, quatre semaines qui vont se succéder au rythme éprouvant de journées marquées par l’hiver qui peu à peu prend possession des lieux, où, quoi qu’il arrive il faudra s’imposer d’aller vérifier les pêches alors que les températures extérieures se refroidissent et que les conditions climatiques se détériorent.Parfois, c’est dans une eau qui commence à geler, sous un léger couvert de neige qu’il doit finir le travail, lorsque la pêche se poursuit jusqu’en novembre. Enfin, il faudra cesser l’activité et entièrement démonter les pêches pour que rien ne reste sur le fleuve, avec l’espoir tenace qu’elles lui permettent encore, de vivre de son travail.

  

Lumière du St Laurent

L’hiver passera et le printemps lui succédera, avec d’autres pêches, celle à l’esturgeon et au hareng, qui aujourd’hui lui permettent de vivre dans l’attente d’une nouvelle saison pour l’anguille. Dès le mois de mai, les perches porteuses des filets fixes seront réinstallées et durant les mois qui suivent, les pêches seront toutes remontées, créant ainsi un décor sans cesse renouvelé sur les bords du fleuve. Le regard tourné vers demain, Guy Dionne et Marie-José continueront leur métier inlassablement, fiers et toujours prêts, quelles que soient les conditions, et malgré un futur incertain. Les anguilles quant à elles, continueront aussi longtemps qu’elles le pourront, leurs longues migrations, loin , très loin des préoccupations humaines, gardant peut-être l’espoir un peu fou, qu’un jour enfin, dans leur besoin de tout contrôler, les hommes prennent le temps de contempler la nature et de composer avec elle. Alors elles pourront à nouveau remonter librement le Saint-Laurent en direction des grands lacs, et d’autres descendront vers la mer des Sargasses, où sur leur route Guy Dionne continuera à prélever sa part, conscient de son rôle de gardien d’une tradition mais aussi d’une espèce vivante. Le Saint-Laurent lui, continuera inlassablement sa course vers l’océan, sous des ciels aux couchers de soleil majestueux, comme pour accompagner les anguilles dans leurs longs voyages, portant avec elles les rêves de Guy et Marie-José.

 

Guy Demonteil

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